Le cérémonial du thé à Dar Dzahra

Extrait de l’aventure marocaine, Candeau 1979 du lieutenant Perrin

« Le cheikh entreprit de faire le thé. Une vieille avait apportée un siniya, grand plateau de cuivre ciselé, sur lequel étaient disposés avec soin des petits verres à thé, une boite métallique contenant le thé et une petite théière, de ce modèle uniforme qu’on retrouve chez le nomade le plus misérable ou sur la table d’un caïd. Un foulard bon marché mettait le tout à l’abri de la poussière ou des mouches. A cela s’ajoutait un petit braséro perché sur trois pieds où rougeoyaient des braises et l’moqraij, la grosse bouilloire destinée à faire l’eau du thé.

Le cérémonial du thé à Dar Dzahra

Le cérémonial du thé à

La confection du thé requiert une technique délicate et chaque groupe de nomade à son spécialiste. Le cheikh avait disposé le plateau devant lui et, ayant enlevé le foulard, il observa les verres d’un œil critique. Apparemment satisfait, il ouvrit la boite métallique, se servit d’un verre comme mesure, le remplit et vida le thé dans la théière. Saisissant alors un kaleb, pain de sucre conique d’environ deux kilos, il le cassa en morceau à l’aide d’un de ces magnifiques marteaux de bronze ouvragé qu’on trouve dans tout le Sahara. Ayant disposé avec soin quelques morceaux de sucre dans la théière, il y ajouta des feuilles de menthe. La vieille, avec son air de sorcière farceuse et ses lourds bracelets à boules aux chevilles, ayant remué de la main les braises ardentes, souleva alors la bouilloire et la tendit au cheikh qui fit aussitôt couler l’eau fumante dans la théière. Ayant reposé la bouilloire et fermé la théière il attendit, l’œil vague, que le thé infusât. Saisissant enfin l’anse du récipient à l’aide du foulard replié pour ne pas se brûler, il fit couler le thé doucement d’abord puis, de plus en plus haut, en élevant la théière jusqu’à la hauteur du visage.

L’auteur oublie de parler de la séance de lavage du thé. La première eau est réservée dans un verre. la théière est complétée avec de l’eau chaude puis remuée dans un mouvement concentrique. On la vide dans l’arcel et l’opération est répétée 2 ou 3 fois,avant d’y remettre le premier verre réservé.

Les hommes suivaient ses gestes avec une convoitise gourmande. Le verre était plein, le cheikh redescendit brusquement la théière, la posa sur le plateau puis, l’ayant ouverte, il y vida le verre. Deux fois la même opération recommença, non sans qu’il eût chaque fois gouté le breuvage du bout des lèvres. Enfin il remplit à moitié trois verres et, y ayant laissé le thé reposer quelques instants, le revida dans la théière. Estimant alors que le précieux liquide devait être à point, il aligna les verres sur le plateau. Il les remplit en y faisant bouillonner le thé, et les distribua à la ronde.

Il ne m’avait pas servi le premier bien que je fusse l’invité d’honneur. Je n’y aurais pas prêté attention si, ayant distribué tous les verres, il ne s’était penché vers moi pour me dire avec un sourire : Chez nous, on sert un par un, de la droite vers la gauche, chacun son tour. J’admirais les nomades qui, le verre fumant à la main, aspiraient à grand bruit, plus qu’ils ne buvaient, le liquide brûlant. C’était un régal de voir avec quelle satisfaction ils dégustaient leur thé, claquant de la langue et hochant la tête de contentement. »

Le thé bu, il fut temps de passer à des nourritures plus substantielles. La vieille apporta alors une bassine de cuivre, pourvue d’un couvercle percé de trous et comportant en son centre un porte-savon dans lequel reposait une savonnette. C’était l’arcel. Tout repas arabe, un peu comme pour la prière, commence par des ablutions. La vieille passa donc devant chacun, faisant ruisseler du moqraij une eau tiède que la bassine recevait ensuite. Quand tout le monde eût sacrifié à ce rituel, le cercle se resserra et la femme disparut pour revenir aussitôt, transportant avec dignité une petite table ronde et basse à trois pieds, sur laquelle reposait un mystérieux plat de terre cuite recouvert d’un couvercle conique : le tajine. Le couvercle enlevé révéla à nos yeux un amoncellement de viande, tomates, oignons, pomme de terre, raisins secs, le tout dégoulinant d’une sauce grasse. Hôte du lieu, le cheikh prononça le Bismillah, au nom de Dieu, donnant ainsi le signal de l’offensive générale, mais devançant tout le monde, il s’empara avec sa main d’un morceau excessivement sympathique que j’avais remarqué. J’éprouvais déjà quelques regrets quand je réalisai que c’était à moi qu’il le destinait, craignant sans doute que novice dans ce genre de lutte, je ne me retrouve avec des os pour tout festin. Sans couverts, mais avec l’aide d’un morceau de galette tenu de la main droite, nous nous partageâmes le plat ; Je remarquai qu’avec beaucoup de discrétion mes s’efforçaient de repousser vers moi les meilleurs morceaux et se contentaient des autres, ce qui est un beau témoignage de savoir-vivre pour qui connait leur appétit. La conversation ne reprit pas avant que le tajine fût absolument vide. Tajine ne signifie pas le plat que l’on mange mais le nom de cet ustensile en terre de forme si particulière dans lequel est cuite la nourriture. Chacun, exhalant alors des rots de satisfaction, accompagnés d’un hamdullillah pour bien marquer que le mérite du festin revenait à Dieu, se recula et rejoignit sa place.

La vieille eût vite fait d’enlever les reliefs du repas, de faire circuler à nouveau l’arcel, puis des verres de thé réapparurent. La conversation demeurait fort animée et j’étais surpris de constater combien les nomades, qui semblent souvent amorphes et taciturnes, sont en fait, surtout le soir autour des verres de thé, dynamiques et gais… »